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Article écrit par :

Yves Gassot

Ancien Directeur général

Depuis quelques années, l’idée, ancrée avec de solides arguments dans un paysage télécom européen maussade, était que la consolidation représentait un point de passage obligé pour mettre fin aux guerres de prix sans limite et difficilement compatibles avec les investissements considérables requis par le très haut débit fixe et mobile.

D’où la perspective largement admise, après les opérations menées en Autriche, en Irlande et surtout en Allemagne, de voir se généraliser un modèle de concurrence dans les mobiles passant de quatre à trois opérateurs. Dans le sillage des opérations précitées, on avait ainsi l’annonce d’un projet en France, certes complexe et qui n’a pu se concrétiser avant même d’être soumis au conseil de la concurrence, ainsi que des opérations d’acquisitions et de fusions au Royaume-Uni (achat d’O2-Telefónica par CK Hutchison) et en Italie (joint-venture entre Wind, contrôlé par Vimpelcom, et Tre Italia, propriété de Hutchison).

Le refus de l’acquisition d’O2 par CK Hutchison

Sans surprise, compte tenu des signaux négatifs répétés des autorités britanniques de la concurrence (CMA) et de la régulation des télécoms (Ofcom), la DG Competition de la Commission européenne a finalement repoussé la vente d’O2.

Telefónica va donc devoir prendre d’autres initiatives pour rester sur son plan de désendettement. Et CK Hutchison va se retrouver dans une situation particulièrement fragile au Royaume-Uni, avec un opérateur modeste qui reste distancé par ses pairs. Le maintien en l’état n’est pas certain car la situation peut générer d’autres candidatures. Il y a les absents du marché britannique, suffisamment téméraires ou sûrs d’eux (on a mentionné depuis plusieurs mois l’intérêt d’Iliad) pour penser pouvoir s’imposer malgré la faiblesse des marges des opérateurs britanniques. Plus vraisemblablement, on pourrait voir émerger à court ou moyen terme la candidature d’un des opérateurs fixes tel que Sky (N°2 du marché haut débit et N° 1 de la Pay-TV), Virgin Media (N°2 ex aequo, contrôlé par Liberty Global), ou encore TalkTalk (N°4) qui tous se sont trouvés largement désarçonnés par le nouveau poids lourd que constitue le N° 1 du mobile (EE), désormais intégré au N° 1 des marchés fixes (BT).

Quand la consolidation rime avec convergence fixe-mobile

Car, en l’espace de deux ou trois ans en Europe, la réduction de quatre à trois opérateurs mobiles n’est plus la seule ni même la principale option de consolidation du secteur. Il faut imaginer le réseau mobile du futur comme un réseau essentiellement fixe avec des terminaisons sans fil sur les derniers 100 mètres pour desservir des microcellules. Dans cette perspective, en l’absence d’une infrastructure fixe relativement dense, les coûts du backhauling des opérateurs mobiles peuvent exploser. On peut se souvenir que Vodafone, alors pure mobile player, fut le premier à lancer le mouvement avec les acquisitions successives de Kabel Deutschland et Ono. Mais les synergies d’une consolidation basée sur la convergence fixe-mobile ne se limitent pas aux anticipations d’une intégration des infrastructures. Il faut en outre prendre en compte les synergies de cross-selling d’un opérateur convergent, dans l’usage des fichiers clients, dans l’amortissement de ses boutiques et de la charge de la marque, voire les investissements dans les plateformes et les contenus vidéo, et finalement le taux de fidélisation des abonnés quadruple play. Nous l’avons vu en France quand Iliad s’est lancé dans les mobiles. Les acquisitions de l’opérateur mobile Base en Belgique par Telenet, de SFR par Numericable, d’Ono par Vodafone en Espagne, ou la joint-venture récente de l’opérateur mobile néerlandais de Vodafone avec Ziggo, sont quelques exemples de cette consolidation qui rime avec convergence fixe-mobile.

On remarquera qu’un avantage supplémentaire réside, nous semble-t-il, dans la relative bienveillance des autorités de la concurrence qui continuent de distinguer le marché pertinent du fixe avec le marché pertinent du mobile, considérant que la substituabilité est aujourd’hui largement imparfaite. Toutefois, la consolidation nationale fixe-mobile a ses limites : à l’heure du très haut débit (quand on quitte le marché de l’ADSL), la principale alternative à l’opérateur fixe intégré réside pour une large part dans le câblo-opérateur (le secteur est très souvent consolidé au niveau national). Sans négliger totalement les opérateurs alternatifs de fibre essentiellement limités aux plus grandes agglomérations, ou les opérateurs fixes DSL dépendants de la réglementation, les combinaisons sont donc assez réduites pour donner aux quatre ou même trois opérateurs mobiles d’un marché le statut d’opérateurs intégrés fixe-mobile.

L’attitude vis-à-vis du projet Wind-3 pourrait nous renseigner sur une réelle inflexion de la DG Competition

Un refus en Italie venant après le refus au Royaume-Uni, qui lui-même intervient après l’échec au Danemark du rapprochement des filiales de Telia et de Telenor, serait perçu comme une inflexion préoccupante de la politique de la Commission et peut-être la fin de la séquence de consolidation du secteur en Europe.

Il faut toutefois rester prudent. Les situations de chaque opération peuvent modifier à juste titre le regard des autorités antitrust nationales ou de la Commission. Sans nous livrer à un pronostic sur les conclusions d’une décision finale qui ne devrait pas intervenir avant le mois d’août, plusieurs facteurs distinguent les situations britanniques et italiennes :

  • Le nouvel O2 serait devenu au Royaume-Uni clairement le N° 1 du marché, devant EE et distançant largement Vodafone. En Italie, l’ensemble Tre Italia-Wind pourrait rester légèrement derrière Telecom Italia et surtout à peine plus important que Vodafone. On ajoutera un indicateur complémentaire : le retard significatif de Wind par rapport à ses concurrents Telecom Italia et Vodafone dans la couverture de l’Italie en 4G.
  • L’opération était compliquée au Royaume-Uni par l’existence d’accords préexistants de partage des infrastructures entre Three et EE d’une part, O2 et Vodafone d’autre part.
  • Les autorités britanniques avaient très explicitement marqué leur opposition à l’opération Three-O2, tandis que les autorités italiennes sont restées discrètes ; le contexte du prochain vote sur le « Brexit » a pu aussi convaincre la Commission de rester alignée sur les positions des autorités britanniques (CMA, Ofcom).

Vers des remèdes « structurels » ?

On ajoutera que, dans certains cas, la condition d’acceptation par la DG Competition d’une opération de fusion-acquisition s’accompagne de l’acceptation par les parties d’un remède « structurel ». Il faut entendre par là un remède qui repose sur la vente de fréquences et, le cas échéant, d’une partie des infrastructures tels que les points hauts (« tours »), pour rendre possible la création d’un nouvel opérateur, afin de garder ce chiffre « magique » de quatre opérateurs… On pourrait ainsi imaginer – ce n’est certes par leur première option – que le nouvel ensemble créé par Wind et Tre en Italie devrait avoir suffisamment de spectre (et peu d’opposition à une mutualisation des tours) pour répondre positivement à un remède structurel imposé par la Commission. Et l’on peut poursuivre dans la spéculation en imaginant un acteur fixe (et MVNO), tel Fastweb (il n’y a pas de câble en Italie), susceptible d’être intéressé pour devenir MNO sous réserve que son propriétaire, Swisscom, en accepte les risques… Cette analyse fiction est simplement là pour souligner que, comme au Royaume-Uni, l’échec d’une consolidation mobile peut déboucher sur des opérations de convergence fixe-mobile.

Faudra-t-il in fine compter sur des opérations transfrontières ?

Dans tous les cas, le refus des opérations par les autorités peut difficilement geler dans la durée une structure de marché insoutenable. Si la concentration sur un marché national éveille légitimement des interrogations sur son impact sur les prix pour le consommateur, le risque existe aussi de voir au pire une banqueroute, ou un pays et des consommateurs pénalisés par des retards croissants dans le déploiement de la fibre et de la 4G (puis 5G), une fois épuisée par les opérateurs la marge des opérations de cost-cutting.

Alors, si le système concurrentiel national ne peut pas être rendu plus efficace économiquement par des opérations de rapprochement impliquant les opérateurs du pays, il peut y avoir des opportunités pour certains acteurs pour des opérations transfrontières. Comme pour les opérations fixes-mobiles, les autorités antitrust les regardent a priori avec bienveillance car elles ont un impact moins direct sur le taux de concentration du marché pertinent. Les synergies sont certes moins évidentes (le nombre d’infrastructures en compétition ne change pas) et le risque de l’opération va dépendre de la valorisation. On peut cependant penser que, pour certains opérateurs aux modèles d’affaires ambitieux, par exemple dans l’acquisition de droits TV, la recherche de la taille critique pourrait devenir un objectif important pour s’imposer.